Journal d’un ancien globe-trotter – Suite 1
Une fois chez moi, après avoir avalé rapidement le reste d’un cari poulet accompagné d’un rougail mangue, je ne résistai pas plus longtemps à la tentation de me plonger dans la lecture du mystérieux carnet trouvé… Bien installée dans les profondeurs de mon fauteuil préféré, voici ce que je lus avec un intérêt croissant, auquel se mêla ensuite une certaine stupéfaction, au fur et à mesure du récit :
Ile de La Réunion, Saint Denis, le 3 Janvier 2005.
Ce jour, j’ai décidé de me confier sur papier, de me souvenir… Je m’ennuie… L’ennui, peu y échappent, il rattrape toujours tout le monde tôt ou tard… Pour le tromper, j’ai décidé de rédiger quelques lignes sur des évènements marquants de ma vie ; ça me fera passer le temps intelligemment, au lieu de rien glander… Et pourtant, on devrait jamais s’ennuyer… Les années filent à une telle vitesse ! Dire qu’on est déjà en 2005… Tout va tellement vite finalement ! Plus on avance en âge, et plus on en est conscients… Décidemment, c’est bien vrai que la vie se conjugue davantage au passé, et que l’avenir se rétrécit comme une vraie peau de chagrin !
Oui, aujourd’hui, c’est vrai, je m’ennuie passablement… Je tourne en rond dans la maison. J’attends Clémence avec impatience… Près de huit jours déjà qu’elle est partie chez sa mère en métropole, comme tous les ans pour les fêtes ! Et comme tous les ans, impossible pour moi de la suivre là-bas. Travail oblige… On ne fait pas toujours ce qu’on veut ! Pas comme autrefois, quand j’étais célibataire, et que je préférais prendre les chemins de la liberté, ceux qui mènent à Rome et encore plus loin, plutôt que ceux mornes et astreignants de bureaux parfois austères… J’ai le temps d’attendre, Clémence ne rentrera que le 20… Elle est à peine partie, que j’attends déjà son retour avec impatience. Et je me sens tout à coup un peu seul ! C’est cons les mecs, quand ils se retrouvent seuls… Habitués à se reposer presque entièrement sur leur compagne pour les travaux ménagers, ils se sentent tout à coup perdus ! Je me sens perdu… Le soir, je mange à n’importe quelle heure, je bouffe n’importe quoi… Je laisse tout aller dans la maison… Je fais même pas le ménage… Quant à mon lit… Faudra vite que j’y mette bon ordre avant l’arrivée de Clémence ! Quand je rentre du boulot en fin de journée, la première chose que je fais, c’est d’attraper la bouteille de whisky… Ou encore de rhum arrangé, mais moins souvent, ça pèse trop sur les neurones. Il me manquerait plus que de fumer du zamal, comme les rastas réunionnais… Mais les joints, c’est plus mon truc. Donc, je m’écroule au fond d’un fauteuil devant la télé, et je me tape deux ou trois verres – bien tassés, il faut le dire ! – en la regardant pendant des heures… Chaque soir, je dois être un peu pété… Si Clémence me voyait, elle que ça énerve quand je bois trop… Mais elle s’en doute, la fine-mouche… La dernière fois au téléphone, elle m’a fait une remarque sur ma drôle de voix… Une voix un peu pâteuse, évidemment ! Mais à elle aussi, j’ai trouvé une drôle de voix… Bah ! Sans doute qu’elle était pas contente après moi ! Heureusement qu’on se téléphone assez souvent… Enfin, surtout moi… Parce que j’’ai beau lui demander de m’appeler… Je comprends vraiment pas pourquoi elle le fait de moins en moins souvent… Bien obligé de constater que si je l’appelle pas… J’espère qu’elle va le faire ce soir… Vu la joie que ça me procure aussitôt de l’entendre… Alors que, curieusement, j’ai de plus en plus la désagréable impression que ce n’est pas vraiment réciproque, ce qui me perturbe pas mal… C’est bien surtout maintenant que je me rends compte à quel point ma douce amie me manque ! J’en suis d’ailleurs constamment étonné, moi, l’ancien baroudeur qui sillonnait les routes en solitaire, n’ayant besoin de rien ni de personne ! Sauf, de m’en mettre plein les yeux, en partant toujours vers un autre ailleurs qui serait encore plus beau ou plus intéressant… Mais quand on rencontre une femme qui vous plaît vraiment, forcément on stoppe tout, on s’embourgeoise ! Enfin, je ne vais pas cracher dans la soupe… Près de cinq ans de bonheur avec mon adorable Clémence, ça compte plus que tout le reste, et c’est quand même pas rien ! Alors, maintenant, bien sûr, je pense différemment… Par exemple, je me dis qu’il est heureux que les téléphones mobiles existent ! C’est pratique pour tout le monde, mais pour les gens qui s’aiment, absolument indispensable ! Donc, ce soir, au lieu de continuer à m’avachir dans mon fauteuil télé, j’ai filé dans mon bureau sitôt les infos terminées. Et, en attendant impatiemment un coup de fil de Clémence, j’ai sorti d’une vétuste cantine que je trimballe toujours partout avec moi, une sorte d’énorme cahier ; plutôt du genre gros carnet, avec son épaisse couverture cartonnée recouverte d’une légère fibre textile noire, comme on en utilisait autrefois pour la comptabilité… D’ailleurs, je pense que ce cahier me vient de mes grands-parents qui devaient y faire leurs comptes, puisqu’ils étaient commerçants… Toujours est-il que celui-ci était entièrement vierge et qu’il se prête assez bien à la calligraphie, malgré son quadrillage de légères lignes vertes. Et je viens d’y déposer sur la première de ses pages, tout ce qui précède… J’en écrirai un peu de temps en temps, chaque soir si je suis courageux. Comme ça, les nuits seront moins longues… Je peste de ne pas savoir me servir, comme Clémence, de mon clavier d’ordinateur. Elle, elle sait taper avec tous ses doigts ! Moi, avec deux seulement j’y renonce ! Je peine trop, je me trompe sans arrêt, ça n’avance pas assez vite. Retour aux vieilles méthodes… Epistolaires. Après tout, c’est plus romantique ! Sauf que j’écris comme un cochon… Faut que je fasse un effort, sinon, je pourrai même pas me relire !
Après ces considérations dépourvues d’un grand intérêt, il faut quand même que j’entre dans le vif du sujet… Parce que, si je me décide à écrire mes mémoires, ce sont celles d’un temps révolu, et non celles de maintenant. Celles de maintenant, en dehors du fait agréable qu’elles se passent sur une île plutôt attractive avec une compagne que j’adore, sont tout de même à classer dans la série « Métro, boulot, dodo »… Et d’ailleurs, ce ne sera en fait qu’une réécriture… Parce que tout ça, c’était déjà consigné dans une sorte de carnet de route, qu’un beau jour j’ai perdu. Je crois même savoir où… Dans l’avion de Paris qui m’amenait à La Réunion il y a près de cinq ans, où il sera sans doute tombé sous mon siège… C’était un peu avant que je rencontre Clémence. Alors, il faut vite, maintenant que j’en ai le temps, que je me remémore toute ma vie d’avant elle, du moins à partir de mon départ pour le Sri Lanka, fin 1986… Ce retour au passé va me changer les idées, tout en faisant sûrement ressurgir des choses oubliées. Il est temps, à la quarantaine bien tassée… à l’approche des cinquante piges qui se précisent… Parce que je risquerais peut-être bien ensuite de ne plus me souvenir de certains détails…
Donc, en 86, c’était l’époque où Dutronc chantait « Merde in France », celle ou Coluche avait créé les Restos du cœur… On dit que ça va mal maintenant en France, mais à cette époque-là aussi. Sans doute que c’était le début, et que ça n’a fait que continuer… Sans Coluche, malheureusement, pour trouver les bonnes solutions tout en nous faisant momentanément oublier, par sa gouaille ironique, la grisaille ambiante. Puisqu’il devait, comme on le sait, se tuer à moto… Chômage et compagnie sévissaient, moi-même j’avais été touché ; et en plus, après deux ans d’un fulgurant mariage, je venais de divorcer… A part ma famille qui se souciait fort peu de ma personne, je ne laissais derrière moi que quelques braves potes, partis eux aussi ailleurs depuis longtemps. Ibiza, Formentera, le Népal, le plus souvent… « Peace and love », « Make love and not wear », l’époque hippie perdurait encore… C’est alors que je décidai moi-même de tout larguer, et un beau jour j’ai pris la route, direction Ceylan devenu depuis Sri Lanka… Façon de parler, d’ailleurs, parce que j’ai d’abord pris un avion à Orly, avec le peu d’argent que j’avais pu récolter de la vente de mes quelques affaires. Plus exactement un charter, pour l’économie… Un avion russe, un vieux coucou de Tupolev, qui, avant que j’en reprenne un autre pour Colombo en passant d’abord par Bombay, m’emmenait directement à Moscou. Epique, le voyage ! Mais un bon souvenir tout de même… J’avais vingt-six ans, et l’aventure, quelle qu’elle soit, me remplissait à chaque fois d’un fougueux enthousiasme. Aller à la découverte d’un ailleurs, m’a toujours paru une perspective autrement intéressante que de stagner des années au même endroit. Mais c’est surtout l’envie des grands espaces, ceux des terres chaudes gorgées de soleil, qui m’attirait. Dans l’avion, les sièges étaient étroits, inconfortables et usagés. Ce Tupolev était vraisemblablement un vieil engin datant de Mathusalem ! Au moment de la distribution des maigres et insipides repas, deux hôtesses en blouse nylon bleue s’affairaient derrière leur chariot ; elles étaient presque aussi larges que celui-ci, et ressemblaient davantage à des filles de ferme qu’à des hôtesses… Ou encore, à des femmes de ménage, puisqu’elles opéraient avec ces sortes de blouses de travail dépourvues de toute élégance. Tâchant de réprimer rires ou sourires trop flagrants, durant le voyage je m’étais amusé à lorgner leur énorme popotin, leurs hanches trop épanouies et leur imposante poitrine, que l’immense blouse avait bien du mal à contenir ! Mais le plus drôle demeurait leur visage trop fardé, qui les faisait ressembler à quelque « Poupée russe », tant il paraissait figé et coloré, enduit comme il l’était d’un copieux et outrancier maquillage… Un maquillage qui détonnait, par son contraste effarant avec l’accoutrement vestimentaire. Même maintenant, je m’en souviens encore… Sur un teint blanc rosé, deux énormes taches rondes d’un pourpre violent avaient été plaquées sur chaque joue, formant deux marques trop voyantes qu’on avait immédiatement envie d’estomper ; les lèvres étaient recouvertes d’un rouge agressif qui débordait de tout côté, tandis que les yeux, petits et bleus, montraient surtout d’eux une pâte épaisse et disgracieuse du même ton, étalée en une large couche sur toute la paupière ; ce qui leur conférait un regard de clown inexpressif… Les contempler était à la fois triste et amusant, tellement c’était ridicule et grotesque. Je me souviens aussi que durant le vol, il y avait eu de nombreux trous d’air, surtout un peu avant l’arrivée à Moscou ; où une température de moins vingt degrés venait d’être annoncée… Il faut dire que j’avais choisi le mois de décembre pour partir… Une mauvaise surprise m’attendait à l’aéroport : cinq heures d’attente, avant de repartir sur Bombay ! Et il était deux heures du matin… Mais une autre surprise, très bonne celle-ci, me permit de patienter sans trop souffrir : malgré mon appréhension concernant le froid ambiant, il régnait dans l’aéroport une chaleur surprenante, une très bonne chaleur… C’était même extraordinairement surchauffé, et j’avais dû retirer mon manteau pour ne pas étouffer. Finalement, je m’étais allongé sur un banc et j’avais réussi à roupiller…
Bon, pour ce soir ça suffit, j’arrête là ma prose… Je suis déçu, Clémence ne m’a pas appelé… Une fois de plus ! Et il est trop tard maintenant pour que je l’appelle… Tant pis ! J’’ai envie de dormir, je pars me coucher.
A suivre…