Journal d’un ancien globe-trotter – Suite et fin
Un peu étourdie et bouleversée par cette lecture, je restais quelques minutes au fond de mon fauteuil à méditer sur cette malheureuse histoire. Je demeurais partagée… A la fois je comprenais la jeune fille, tout en me mettant également à la place de ce pauvre Alexandre. Des histoires d’amour qui finissent mal, ce n’était pas nouveau, ça n’avait rien d’extraordinaire, rien de surprenant. J’en savais hélas quelque chose… Non, ce qui était surprenant, c’était que je me retrouve avec un carnet qui ne m’appartenait pas. Que j’avais ramassé sous un banc, sans savoir ni pourquoi ni comment il avait pu atterrir là… Et je me posais des questions. Le dénommé Alexandre écrivait dans ses dernières lignes, qu’il lui viendrait peut-être l’envie de détruire sa prose s’il la relisait trop vite… S’était-il tout de même relu, et avait-il jeté volontairement le témoin de son infortune ? Dans ce cas, s’il tenait vraiment à s’en séparer… Et cela aurait eu lieu au Jardin de l’Etat ?… Mais quand ? On était le dix-huit janvier 2005, et son journal indiquait le six janvier comme dernière date… Questions auxquelles il me sera à jamais impossible de répondre, j’en ai bien l’impression… En attendant, c’était moi qui détenais ce carnet… Quoi en faire ? Le restituer, mais à qui ? Son auteur l’avait peut-être tout bonnement égaré ?… Il semblait coutumier du fait. Seulement, j’ignorais tout de lui et ne pouvais donc le lui remettre… D’ailleurs, s’il s’était finalement décidé à quitter l’île, ce n’était plus la peine que je cherche à le retrouver… Et quand bien même ? Je me verrais mal lui rendre un carnet intime, qui en plus dénonçait ses malheurs… Je me trouverais plutôt dans une sale position… Il se douterait forcément que j’ai tout lu… A moins que… A moins que je me rende un soir sur le Barachois, au Roland Garros… Je risquerais sans doute d’y glaner quelques infos sur ledit Alexandre ou encore sur son ami Arnaud par des connaissances à eux… Peut-être même d’y rencontrer cet Arnaud, puisque c’était un habitué des lieux… Et ainsi me débarrasser du carnet encombrant, en le remettant à quelqu’un… Je ne vais quand même pas garder un morceau d’une vie qui ne m’appartient pas !
*
J’y suis allée… Hier soir. J’avais d’abord dîné dans un petit resto où je me rends quelquefois. Et vers les vingt-et-une heures passées, je me suis retrouvée assise sur l’une des banquettes du Roland Garros… Une heure après, je commençais à trouver le temps long ; rien ne se passait d’intéressant concernant ce qui m’amenait là… Je baillais comme une carpe, l’envie de dormir me gagnait. J’étais prête à lever le camp, lorsqu’une idée me vint… Je fis signe au barman. Je le connaissais un peu, j’étais déjà venue dans le bistrot plusieurs fois avec des amis. Il s’avança à ma table avec un grand sourire. J’entrais dans le vif du sujet :
« – Bonsoir… Je suis venue là, pensant y trouver Arnaud ou Alexandre… Ce sont des habitués, je pense que vous les connaissez ?…
– Un peu seulement… Et comme je viens juste de revenir de congés, je sais pas s’ils viennent toujours ici… Mais si vous voulez, vous pouvez aller demander à l’un de leurs amis… Celui qui se trouve là-bas, à la table près de la fenêtre… ».
Trop contente, après avoir remercié, je filai tout droit voir l’ami en question. Assez gênée quand même, ne sachant comment m’y prendre, ni par où commencer… Finalement, c’est le plus simplement du monde que j’ai menti avec aplomb. Affirmant qu’Arnaud et Alexandre faisaient partie de mes connaissances, et que je m’étonnais de ne plus avoir de leurs nouvelles… Prêcher le faux pour savoir le vrai, s’est toujours révélé être une bonne pratique !
« – Eh bien, chère demoiselle, sachez que nos deux oiseaux se sont envolés à jamais ! L’un a fini par aller rejoindre en métropole sa chère dulcinée qui ne voulait plus revenir à La Réunion, et l’autre, dont la sienne l’avait laissé tomber comme vous le savez peut-être, a tout largué sur un coup de tête… Il a pris l’avion, direction la Nouvelle-Calédonie. A l’heure actuelle, il doit s’y être installé… Eh oui ! Nos deux amis nous ont quittés, nous ne les reverrons plus ! Pas ici en tout cas, c’est fort probable… ».
Eh voilà… La boucle était bouclée ! Etre venue ici n’avait servi à rien… Du moins, pas pour ce que j’aurais voulu. Cependant, j’en savais maintenant un peu plus et c’était le principal. Après avoir remercié mon interlocuteur de ses informations, je déclinais son invitation à boire un pot en sa compagnie. Je n’avais nulle envie de m’attarder. S’il m’avait posé davantage de questions sur mes soi-disant relations, j’aurais été mal… Et puis, ce gars ne m’intéressait nullement, ce n’était pas mon genre. Je tournais les talons, m’apprêtant à sortir du café, lorsqu’il me rappela pour me dire :
« – Au fait, vous êtes au courant, pour Clémence ?
Interdite, je revins sur mes pas et lui demandai :
– Non… Il lui est arrivé quelque chose ?
– Si on peut dire !… Elle est revenue… Vous saviez, je suppose, qu’elle avait quitté Alexandre et qu’elle était repartie en France ?… Eh bien, ça n’a pas gazé avec son nouveau copain… Alors, sa mère et elle ont débarqué à La Réunion il y a deux jours, pensant retrouver Alexandre chez qui elles se sont tout de suite rendues. Malheureusement pour elles, il n’était plus là, il avait déjà pris l’avion pour la Nouvelle-Calédonie… Elles ont dû se trouver bêtes, évidemment ! C’est certain qu’elles ne devaient pas s’y attendre… Mais après tout, à chacun son tour de se faire avoir ! Ce n’est que justice. Enfin, c’est ce que je pense personnellement… Alors, elles sont allées à l’hôtel… Elles y sont d’ailleurs toujours. Elles se sont octroyées deux semaines de vacances. Et d’après ce que j’ai cru comprendre, c’est la mère de Clémence qui offre le voyage. Elles repartent en fin de semaine prochaine… Sûr que Clémence doit l’avoir mauvaise ! Elle doit amèrement regretter son coup de tête. Ou plutôt, son coup de foudre ! Ah, ces coups de foudre… La plupart du temps, ce ne sont que des feux de paille !
Revenue de ma stupéfaction, je répondis :
– Eh bien dites donc, alors ! Quelle histoire… Je n’en reviens pas ! Elles sont à Saint-Denis ?
– Ah, non… Tant qu’à faire, elles ont préféré les plages… Elles ont choisi le Novotel de Saint-Gilles. D’ailleurs, j’y vais demain leur rendre une petite visite. Si vous voulez venir, je vous y emmène avec plaisir…
– Merci… C’est très gentil, mais demain c’est impossible. Je verrai ça un autre jour. Maintenant que je sais où elles se trouvent…
J’étais prête à m’en aller, cette fois pour de bon, lorsque l’idée, la bonne, la seule du reste à avoir dans mon cas, me fit lui lancer d’une traite :
– Sauf qu’en ce moment j’ai un boulot monstre, et que je ne crois pas que je pourrai me rendre à Saint-Gilles avant longtemps… Or, il se trouve que j’ai quelque chose à remettre à Clémence… Comme vous allez la voir demain, je souhaiterais que vous lui remettiez, si ça ne vous dérange pas… Je vous en remercie d’avance ! ». Et en même temps, je sortis rapidement le gros carnet de mon sac…
Pour éviter toute indiscrétion, j’avais pris soin de l’emballer et d’en faire un paquet. Je le déposai aussitôt sur la table de l’ami de ceux que je ne connaissais pas, sous son regard empli à la fois d’étonnement et de curiosité. Puis, comme j’avais peur qu’il n’ouvrit la bouche, je me suis sauvée vite fait ! Après tout de même, un au revoir enthousiaste, et de nouveaux remerciements… Suite à quoi je me suis sentie vraiment soulagée !
Et c’est donc de la sorte que je me suis débarrassée de souvenirs qui ne me concernaient pas… Tout était maintenant dans le bon ordre, ils allaient revenir à la vraie destinataire. A celle qui avait déclenché la rédaction de ce journal. J’imaginais sa tête en le recevant… Elle n’y comprendrait rien, et ne saurait sans doute jamais qui était la mystérieuse femme qui le lui avait fait parvenir… Et moi, je ne saurai sans doute jamais non plus ce qu’elle en ferait, ni ce qu’elle déciderait après l’avoir lu…
Souvent, lorsque je repense à cet épisode de mon existence, je ne peux m’empêcher de constater en grimaçant une sorte de sourire un peu amer, que c’est bien en effet une véritable « Comédie humaine » que l’on vit tous les jours ! Avec ses « Jeux de l’amour et du hasard »…
Mais que serait donc la vie sans cela ?